Atlas Social d'Angers

Le dessous des cartes de la douceur angevine

« Out of Africa » pour Angers

par Christian Pihet

planche publiée le 20 novembre 2025

Cette planche est issue du récit de « Sébastien » (qui ne s’appelle pas Sébastien) et d’environ huit heures d’entretien sur trois sessions. Si le nom est d’emprunt, les lieux, les dates, les âges sont ceux de ses déclarations. Le titre choisi fait référence au fait que le continent européen a été peuplé principalement dès la préhistoire par des migrations provenant d’Afrique ; c’est aussi un clin d’œil à un film. Grâce à la SPADA d’Angers on dispose depuis 2022 de statistiques sur les demandes d’asile effectuées à Angers – avant cette date les données sont plutôt disparates et parfois doublonnées. La SPADA totalisait 866 demandes en 2022, 964 en 2023 et 990 en 2024, dont près de la moitié provient d’Afrique. J’ai délibérément choisi de centrer la planche sur un Africain francophone en raison des proximités culturelles et linguistiques. J’ai choisi d’occulter certaines informations par respect pour les demandeurs, notamment les motifs précis de départ du pays et les violences et vols subis pendant le parcours. La planche aborde peu l’économie et donc les bénéfices tirés par ces migrations : main d’œuvre pas chère dans les pays traversés pour des entreprises, bénéfices pour les passeurs qui sont le plus souvent organisés en réseaux par pays. Enfin le récit est un témoignage que j’ai tenté d’organiser pour le rendre conforme aux exigences académiques.

NDLA

Cet article présente le récit de migrations difficiles, dangereuses et complexes. Il a été possible grâce aux bénévoles et salariés d’associations d’aide aux demandeur.ses d'asile coordonnés par France Terre d’Asile. Fuyant la répression, les conflits, la grande pauvreté, près d’un millier de demandeur.ses d'asile, fraction du flux annuel national d’environ 170 000 personnes, s’inscrit chaque année à Angers, 990 en 2024, dont 40 % environ viennent d’Afrique subsaharienne. Ils y résident, parfois provisoirement, en attente de « papiers », parfois définitivement quand ils les obtiennent et puis y travaillent. Ce sont des « néo-Angevins » qui participent aux dynamiques locales ainsi qu’à la « douceur angevine ». La parole est donnée ici à Sébastien, qui vient du Cameroun.

Traverser l’Afrique : passeurs et frontières

1Sébastien, 34 ans, vendeur de vêtements à Ngaoundéré a décidé de quitter le Cameroun après des conflits professionnels et familiaux. Le 1er janvier 2020 ayant vidé son compte en banque, il prend le train pour Yaoundé, soit un trajet de 10 heures. Une fois sorti de la gare, des démarcheurs viennent vers lui en lui demandant s’il veut aller au Nigéria. L’un d’eux lui demande 20 000 francs CFA (30 euros) pour le mettre en contact avec un « passeur ». Celui-ci lui réclame 30 000 francs (45 euros) pour lui faire franchir la frontière. Après avoir payé, il devient l’un des passagers d’une voiture particulière en route vers le Nigeria. La frontière franchie « informellement », ils trouvent un autre passeur qui les emmène à Kano. Déposé à la gare de Kano, il rencontre un couple camerounais qui veut se rendre en Algérie ; ils trouvent alors un autre passeur qui leur propose de circuler par le Niger contre 20 euros chacun.

Le parcours de Sébastien

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Source : Entretien C. Pihet. Fond de carte : naturalearthdata. Atlas Social d'Angers, UMR ESO, Université d’Angers-CNRS, 2025.

2Ainsi la traversée vers l’Europe est structurée par des étapes successives où des passeurs ont développé un système informel plus ou moins organisé. Il repose tantôt sur des voitures particulières regroupant le plus de clients, tantôt sur des minibus et même comme au Niger sur des convois de motos. Lors de ces étapes les migrant.e.s peuvent rester plus longtemps, travailler sur place pour acquérir l’argent nécessaire pour payer les passeurs. Ainsi Sébastien va rester trois semaines à Arlit (février 2021) au Niger pour y travailler sur les chantiers de construction et récupérer de l’argent pour poursuivre son voyage.

3« Passer le désert » est une autre épreuve, redoutée par les migrant.e.s en raison des risques. Des pillards sillonnent les pistes et rançonnent les migrant.e.s quand ils le peuvent. Le passage de Sébastien se fait en voiture pendant deux jours, presque sans arrêts. Une fois arrivé en Algérie, à Oran, Sébastien se rend compte grâce aux informations recueillies auprès des autres migrant.e.s que le passage par le Maroc est moins cher et plus « facile ». Avec un petit groupe et l’aide d’un passeur rencontré à la gare routière d’Oran, ils parviennent, de nuit et en passant par des sentiers, à gagner le Maroc où ils sont déposés à Oujda – nous sommes en mars 2021.

« Traverser la mer » pour arriver en Europe

4Sébastien se rend compte qu’il n’a pas suffisamment d’argent pour payer un passeur et les frais afférents – il faut débourser en cash 15 000 dirhams (1 410 euros) et attendre l’été, période où la mer est « clémente ». Après des allers et retours entre Oujda, Casablanca et Dakhla au Sahara occidental, il s’endette auprès d’un passeur appelé « Dimitri ». Une première tentative de passage vers les Canaries échoue en juillet 2021. Par suite de cet échec lié à l’intervention des garde-côtes marocains, il est placé en centre de rétention. Dimitri parvient à le faire libérer contre ses derniers dirhams en novembre 2021… et lui procure un travail à Dakhla. Il s’agit d’un emploi d’ouvrier dans une sardinerie, l’entreprise Pescas Real. Il prélève sur son salaire une commission qu’il verse chaque mois à Dimitri pour payer le futur passage. Il est alors hébergé dans un squat des environs de la ville. Cette situation dure près de deux ans et en août 2023 Sébastien peut à nouveau tenter la « traversée ». Celle-ci a lieu en août 2023 avec un bateau surchargé comptant environ une cinquantaine de passagers. Elle se déroule sur quatre jours dans des conditions précaires. Finalement Sébastien et les autres parviennent à débarquer sur une plage de Gran Canaria en pleine nuit. C’est le tournant de l’aventure. Voici comment il décrit cet abordage « A peine débarqués au bord de la plage, nous avons tous sauté du bateau, certaines personnes criaient de joie, d'autres comme moi pleuraient en remerciant Dieu et embrassaient le sable ».

Le parcours de Sébastien : frise chronologique

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Source : Entretien C. Pihet. Atlas Social d'Angers, UMR ESO, Université d’Angers-CNRS, 2025.

Rester en Europe, vivre à Angers

5A peine débarqués, les migrant.e.s se dispersent. Sébastien s’abrite dans la cour d’une maison où il attend l’aube. Il est alors transféré et hébergé à la Croix Rouge. En septembre 2023, considéré comme relevant de la procédure « Dublin »1 gérée par l’Espagne, il est envoyé à Madrid puis Barcelone. De là, il prend un bus pour Irun et franchit la frontière française en traversant le pont sur la Bidassoa. Ayant l’adresse d’un cousin à Rennes, il s’y rend également par bus et est hébergé par ce parent. Informé par d’autres migrant.e.s africain.e.s de la tradition d’hospitalité bienveillante d’Angers, il s’y rend, contacte une association d’aide et dépose une demande d’asile auprès de la SPADA locale. La carte des SPADA ci-dessous indique un maillage des principales villes qui évite les déséquilibres trop importants dans la répartition territoriale des demandeurs.

Répartition des SPADA et volumes régionaux des demandeurs d'asile en 2023

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Source : Rapport de l'Office Français de l'Immigration et de l'Intégration (OFII), année 2023, page 25. Voir en ligne

6En attendant le résultat de sa demande instruite auprès de l’OFPRA, il est accueilli dans le cadre du CADA qui, à Angers, est constitué de 32 logements diffus dans la ville. Accueilli à l’Abri de la Providence, il constate qu’il habite quasiment en centre-ville et que comme le montre la carte, les trajets entre les différentes structures administratives, d’hébergement et alimentaire - comme les restaurants du cœur - peuvent s’effectuer à pied ou en bus avec au plus avec une durée de trois quart d’heure. Il parcourt régulièrement la ville, fréquente l’association qui l’aide et participe à ses activités.

Principaux lieux d’accueil et d’aide pour les demandeurs d’asile à Angers

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Fond de carte : ESRI Topo. Atlas Social d'Angers, UMR ESO, Université d’Angers-CNRS, 2025.

7Une fois son dossier de réfugié accepté et une formation obtenue avec l’aide de France Travail, il emménage en colocation avec un autre réfugié, « le Guinéen », dans un logement privé du centre-ville. Désormais, dit-il, « je suis d’Angers et oui, c’est tout doux ! ». Il lui aura fallu trois ans (2021/2024) pour jeter l’ancre et pouvoir se projeter dans l’avenir. Sébastien fait partie de la moitié des demandeurs d’asile qui obtiennent la protection : 49,4 % en 2023 selon l’OFII. Cette proportion est en hausse depuis dix ans selon les rapports de l’Office. Ceux qui sont déboutés peuvent représenter leurs demandes au bout de trois ans, ou bien tenter d’autres canaux comme la régularisation par le travail… ou encore se fondre dans l’ensemble actif mais mal connu des « sans-papiers ».

Notes

1 Selon le texte dit « Dublin III », la demande d’asile est d’abord examinée par un seul pays européen, ici c’est l’Espagne car Sébastien est entré par les Canaries ; mais au bout de quelques mois dans un autre pays ou en raison de liens de parenté dans un autre pays européen, celui-ci prend le relais pour l’instruction de la demande d’asile.

Pour citer ce document

Christian Pihet, 2025 : « « Out of Africa » pour Angers », in H. Davodeau, L. Guillemot & S. Giffon, Atlas Social d'Angers [En ligne], eISSN : 2968-0255, mis à jour le : 24/11/2025, URL : https://atlas-social-angers.fr:443/index.php?id=1321, DOI : https://doi.org/10.48649/asda.1321.

Bibliographie

OFII, 2023, Rapport de l'Office Français de l'Immigration et de l'Intégration, 128 p. https://www.ofii.fr/rapport-dactivite-2023/

Index géographique

  • Cameroun
  • Maroc
  • Canaries
  • Rennes

Glossaire

Christian Pihet

Christian Pihet est géographe, professeur émérite à l'Université d'Angers et appartient à l’UMR ESO unité 6590 du CNRS.

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Résumé

Cet article présente le récit de migrations difficiles, dangereuses et complexes. Il a été possible grâce aux bénévoles et salariés d’associations d’aide aux demandeur.ses d'asile coordonnés par France Terre d’Asile. Fuyant la répression, les conflits, la grande pauvreté, près d’un millier de demandeur.ses d'asile, fraction du flux annuel national d’environ 170 000 personnes, s’inscrit chaque année à Angers, 990 en 2024, dont 40 % environ viennent d’Afrique subsaharienne. Ils y résident, parfois provisoirement, en attente de « papiers », parfois définitivement quand ils les obtiennent et puis y travaillent. Ce sont des « néo-Angevins » qui participent aux dynamiques locales ainsi qu’à la « douceur angevine ». La parole est donnée ici à Sébastien, qui vient du Cameroun.

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